CHAPITRE VI

A douze jours de Mujhara, l'étalon de Ian se cassa une patte en traversant la neige durcie, qui cachait une crevasse. Le cheval tomba et désarçonna mon frère dans sa chute.

Ian s'agenouilla près de l'étalon et lui trancha la jugulaire. Puis il lui caressa la tête et lui parla doucement jusqu'à ce que le sang cesse de couler.

— Je suis désolé, dis-je.

— Mieux vaut le cheval que moi, répondit-il avec une rudesse qui dissimulait mal son chagrin.

Il prit ses sacoches et me les tendit. Je les passais en travers du pommeau. Ian monta derrière moi.

— Nous allons acheter un autre cheval...

— Il vaut mieux, sinon celui-ci mourra d'épuisement en portant double fardeau.

— Nous en trouverons un autre, dis-je, confiant.

Nous n'en trouvâmes pas. L'idée me vint de repartir vers Mujhara. Mais il semblait douteux que ma monture survive aux deux semaines du voyage de retour.

A dix-huit jours de Mujhara, mon cheval mourut au moment où nous descendions de selle. Pendant la métamorphose, nous pouvions cacher nos bagages dans la terre, mais les denrées périssables pourriraient. Nous abandonnâmes les sacs et reprirent le chemin sous notre forme-lir.

Cinq jours plus tard, Ian commença à tousser. Alors que nous approchions de la rivière DentBleue, il ralentit. Je me tournai, cherchai deux pumas et n'en vis qu'un. Mon frère était à quatre pattes sur le sol, toussant et crachant dans la neige.

Je courus vers lui, puis je repris ma forme humaine en arrivant à ses côtés.

Son visage était gris, couvert de sueur. Ses lèvres commençaient à enfler. Ses yeux brillants de fièvre semblaient presque noirs.

— Non, non ! criai-je. Pas Ian !

Il me rappelait Rowan. Et Isolde, que je n'avais pas vue, mais que j'imaginais trop bien.

— Serri ! Trouve un abri. N'importe quoi, du moment qu'il y fait chaud.

— Non, grogna Ian. Niall... Ne t'occupe pas de moi...

— Chut. Tu ferais la même chose pour moi.

Il toussa encore, puis il agrippa sa gorge, arrachant les épaisseurs de laine qui l'entouraient. Son cou était couvert de bubons enflés.

Je le tirai contre un arbre. Il toussa, ses lèvres se craquelèrent. Son visage était un masque de douleur.

Dieux, ne le prenez pas ! Je l'ai déjà cru mort une fois, ne m'obligez pas à revivre cette horreur !

Il avait les yeux fermés, mais il ne dormait pas. Il respirait avec peine, comme Rowan. Chaque fois que le sifflement rauque s'arrêtait, je priais pour qu'il recommence. Tasha se coucha contre lui pour le réchauffer. Je pris ma forme de loup et m'allongeai de l'autre côté.

Serri revint bien plus tard.

J'ai trouvé un endroit, lir. Une habitation, près de la rivière.

Cela nous prit des heures. Je titubais sous le poids de mon frère, qui faisait de son mieux pour m'aider. Il était si faible que ses efforts me gênaient plutôt. Nous aperçûmes enfin les lumières d'une lanterne à travers les arbres touffus.

— Nous y sommes, dis-je à Ian. Je t'ai conduit à un abri.

— Qui donnerait asile à un homme atteint de la peste ? demanda-t-il d'une voix rauque.

— Quelqu'un le fera, j'y veillerai.

L'habitation était toute petite, une simple hutte de pierre avec un toit de chaume, juste au bord de la rivière DentBleue.

— C'est celle du passeur, haletai-je.

Ian s'affala contre moi. Je tombai avec lui et m'écroulai dans la neige. Epuisé, j'eus du mal à me relever.

Mon frère était évanoui. Serri et Tasha se couchèrent contre lui, comme ils l'avaient fait à chacune de nos haltes. Je me dirigeai en titubant vers la porte.

— Maître passeur ! criai-je en tambourinant à la porte. Ouvrez ! J'ai besoin de vous.

La porte s'ouvrit.

— Non, vous n'aurez pas besoin de moi, dit l'homme. La rivière est gelée, on peut traverser à pied.

— Je n'ai pas parlé du bac, dis-je, mais de votre aide. Pour mon frère. Il est malade...

— Un Cheysuli, dit le passeur en voyant Ian entouré des lirs. C'est la peste, n'est-ce pas ? Il va probablement en mourir.

— Alors permettez-lui de mourir dignement ! criai-je. Dans un lit, comme un homme !

Il cracha dans la neige.

— Oui, tu as raison, mon garçon. Je n'ai pas le droit de chasser un malade. Viens, nous allons l'installer à l'abri.

Il m'aida à le transporter. A dire vrai, il en fit plus que moi, car j'étais mort de fatigue. Il débarrassa Ian de ses fourrures et le mit au lit, des pierres chaudes contre lui.

— Assieds-toi, mon garçon, avant de t'écrouler, m'ordonna le passeur. Je vais te chercher de la nourriture et de l'usca.

Fais ce qu'il te dit, lir, m'ordonna Serri. Il me poussa du museau vers une chaise, près de la paillasse.

— De l'usca ? dis-je. Vous en avez ?

— Oui. Il y a aussi une route qui vient d'Elias, et une route commerciale qui va vers Solinde. Les voyageurs me paient souvent en nature. J'ai d'autres boissons, mais l'usca réchauffe plus vite. Je le garde pour l'hiver.

Pour être réchauffé, je l'étais : j'avais l'impression d'avoir avalé du feu liquide. Mais la liqueur me rendit un peu de vitalité.

— Il va mal, dit l'homme tandis que je me penchai sur Ian. J'en ai vu mourir beaucoup comme ça.

— Moi aussi. Maître...

— Je ne suis pas un « maître ». Je m'appelle Padgett, tout court.

— Padgett, dis-je avec un sourire. Je dois vous le confier. Je ne peux pas rester ici pour le soigner.

— J'ai vu beaucoup de choses, dit le passeur, mais jamais un homme voyager en plein hiver. Pourquoi le faites-vous ?

L'usca menaçait de m'endormir.

— La peste. Strahan. Je dois l'arrêter avant qu'il ait tué plus de gens de ma race. Avant qu'il ait détruit Homana.

— Alors cette peste est d'origine ihlinie ? Elle n'est pas envoyée par les dieux ?

— Non. Elle vient de Strahan. D'Asar-Suti.

Les sourcils de Padgett se froncèrent.

— Ils ne m'ont jamais fait de mal, dit-il calmement. Bien sûr, ils ont besoin de mon bac, mais ce sont des sorciers. Ils auraient d'autres moyens... Les gens disent que les Ihlinis sont mauvais ; je ne les contrarie pas.

Ils ne m'ont jamais rien fait, mais... la peste... Si Strahan a décidé de nuire au peuple d'Homana... Homanans, Cheysulis, peu importe, je ne veux rien avoir à faire avec ce crime. Va ton chemin, mon garçon. Je ferai ce que je peux pour ce petit.

Ce petit. Ian avait près de vingt-cinq ans. Je faillis sourire, mais j'étais trop inquiet.

Je n'avais nulle envie qu'il ait vingt-cinq ans pour l'éternité, dans mes souvenirs.

— Nous n'avons plus de pièces, mais je peux vous donner cela à la place, dis-je en ôtant ma chevalière. Si vous le sauvez, maître passeur, je vous récompenserai en conséquence, et non avec une babiole comme celle-là.

Il tourna ma bague dans ses doigts.

— Une babiole ? Je sais ce qu'est cette bague, mon garçon. Comment l'as-tu obtenue ?

Je souris.

— Mon père me l'a donnée.

— J'ai vu ce bijou au doigt d'un autre homme, il y a longtemps. Je ne savais pas ce que c'était. Un soldat en uniforme royal m'a dit plus tard ce qu'il représentait. ( Il s'approcha de Ian et le regarda de plus près. ) Avez-vous trouvé aussi le moyen de ralentir le temps, mon garçon ? Avez-vous gardé le Mujhar jeune avec la même magie que les Ihlinis ? Cette bague était à son doigt. Ce visage était le sien.

— Ma foi, dis-je, Ian est son fils. La ressemblance n'est pas surprenante.

— Vous avez dit que ce petit est votre frère... et que la bague vous a été donnée par votre père.

— Oui.

Il me la tendit.

— Je ne peux pas l'accepter, mon garçon. Pas de la main du prince d'Homana.

— Si vous gardez mon frère en vie, ce ne sera pas un paiement suffisant.

— Mon seigneur...

— Si vous ne voulez pas la garder, donnez-la à quelqu'un.

Après un instant de silence, le passeur referma la main sur la bague et se détourna.

J'allai m'agenouiller auprès de Ian.

Tu auras besoin de cette chevalière, lir, dit Serri. Pour la léguer à tes fils.

Et si Strahan détruit Homana ? Quel héritage aurais-je à leur donner ?

C'est à toi de le déterminer, lir. Cette question recevra une réponse.

Je soupirai et me levai.

— Je partirai au matin.

— Vous allez quitter votre frère si vite ? demanda Padgett, choqué.

— Je n'ai pas le choix ! Ian lui-même serait le premier à dire qu'Homana est plus importante que lui.

Pour ma part, je pensais que rien ne valait la vie de mon frère...

— Que vais-je dire aux vôtres, si cet homme meurt et que le prince d'Homana ne revient pas ?

J'eus une vision de Ian, mort. Mon père ayant perdu deux de ses enfants. Moi, sans frère...

Je chassai l'idée de mon esprit.

— Dites-leur la vérité. Ils savent pourquoi nous sommes partis, et où. Ils connaissent les risques.

— Et vous, les connaissez-vous ?

Oui, je savais ce que je risquais. Mais pour Homana, et pour Ian, je devais y aller quand même.

La piste du loup blanc
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